À partir du tableau de l'évolution de notre système éducatif depuis la démocratisation de l'enseignement, Vincent Troger présente trois manières d'envisager la place du baccalauréat dans le parcours d'études et de formation des jeunes générations.
Une version courte de ce texte a paru dans le dossier « Travailler en lycée aujourd’hui » de Profession Éducation #269 – Juin-juillet 2019.
Maître de conférences en sciences de l’éducation, Vincent Troger enseigne à l’École supérieure du professorat et de l’éducation de l’université de Nantes, et est chercheur au Centre de recherche en éducation de Nantes (Cren).
Il a récemment publié deux tribunes (accès réservé aux abonnés) dans le journal Le Monde :
• « L’enseignement optionnel au lycée, de Pierre Bourdieu à Jean-Michel Blanquer ».
• « Le blues des conseillers d’orientation ».
(Cf. ci-dessous Ressources complémentaires)
Le baccalauréat, de la démocratisation à la massification
En un demi-siècle, l’enseignement secondaire français a radicalement changé de nature. Jusqu’au milieu des années 1960, il était organisé pour accueillir en 6e une minorité de très bons élèves de l’école primaire et les conduire dans un confortable entre-soi aux études supérieures et à des statuts socioprofessionnels privilégiés. Aujourd’hui, il doit non seulement accueillir la totalité des jeunes jusqu’à seize ans, mais aussi les 91 % d’entre eux qui continuent leurs études dans les lycées généraux et technologiques ou professionnels. Un chiffre suffit à illustrer cette mutation radicale : en 1970, 17 % d’une classe d’âge obtenait un baccalauréat général et 4 % un baccalauréat technologique ; ces proportions sont aujourd’hui respectivement de 41 % et 16 %, auxquels s’ajoutent 22 % de bacheliers professionnels.
Les spécificités du système éducatif français
Une telle mutation a en France de lourdes conséquences en raison de deux caractéristiques spécifiques de notre système scolaire et universitaire. La première est que le baccalauréat n’est pas un diplôme de fin d’études secondaires mais le premier diplôme universitaire. Il donne ainsi de droit accès à l’université, ce qui impose à l’enseignement supérieur d’offrir une place à chaque bachelier. La seconde est que les formations par apprentissage sont très faiblement développées (5 % d’une classe d’âge) et qu’il n’existe donc que peu d’alternatives aux parcours scolaires pour se former au-delà de la scolarité obligatoire.
la croissance du nombre de bacheliers pèse directement sur l’enseignement supérieur
Autrement dit, la croissance du nombre de bacheliers pèse directement sur l’enseignement supérieur. Ce dernier a ainsi été contraint ces dernières années d’augmenter ses effectifs d’étudiants bien au-delà des capacités du marché du travail à les absorber à hauteur du niveau d’études atteint. Rappelons en effet que les structures de l’emploi en France n’offrent pour l’instant que 17 % d’emplois de cadres et 26 % de professions intermédiaires, soit un total de 43 % d’emploi dont on peut estimer qu’ils correspondent à un niveau d’études supérieures. Total bien inférieur aux 57 % de bacheliers généraux et technologiques, d’autant qu’une proportion non négligeable de bacheliers professionnels réussissent en BTS et peuvent ambitionner une profession intermédiaire.
C’est pour cette raison qu’a été créé en 2009 le premier dispositif de gestion de l’orientation post bac (APB). Devant la croissance du nombre de bacheliers la régulation des flux d’étudiants était devenue problématique, d’autant qu’en réduisant la même année le cursus du baccalauréat professionnel de quatre à trois ans, une nouvelle croissance du nombre de bacheliers était attendue. Croissance qui s’est effectivement produite puisque le seuil des 80 % de bacheliers est aujourd’hui atteint alors qu’en 2009 le taux de bacheliers n’était encore que de 65 %.
le seuil des 80 % de bacheliers est aujourd’hui atteint
On voit ainsi dans quelles tensions sont prises les politiques d’orientation, et sur quels leviers il est éventuellement possible d’agir.
Quelles stratégies d’orientation en fonction du statut donné au baccalauréat
Le baccalauréat, premier diplôme universitaire…
Si le statut du baccalauréat comme premier diplôme universitaire est conservé, il faut tenter de piloter l’orientation post-bac de manière à fluidifier les parcours étudiants. Une des solutions est de diversifier les options du bac en amont et de mettre en oeuvre des critères de sélection explicite en aval afin de faire mieux correspondre l’offre et la demande. La distribution des flux de bacheliers vers l’enseignement supérieur serait ainsi plus rationnelle et plus juste et diminuerait les échecs massifs en première année d’université. On peut penser que telle est la logique des réformes en cours du lycée et de parcours sup.
Mais ce projet se heurte à un obstacle majeur. En effet, les filières de l’enseignement supérieur français sont en matière d’accueil des étudiants profondément inégalitaires. D’un côté existent des filières traditionnellement sélectives qui sont en mesure de choisir leurs étudiants, quel que soit leur niveau : BTS, IUT, instituts de sciences politiques, classes préparatoires, écoles de commerce, médecine, etc. De l’autre les filières universitaires sont en fait les seules sur lesquelles pèse l’obligation d’accueillir tous les étudiants. Autrement dit, pour que la réforme du bac associée à celle des critères de sélection à l’entrée du supérieur améliore vraiment l’orientation post bac, il faudrait, d’une part, bouleverser des décennies de traditions sélectives dans les filières qui y sont autorisées, et d’autre part que les choix d’options soient également réparties entre les lycées pour atténuer la hiérarchie qui existe actuellement entre les lycées dit « de centre ville » et les autres. On peut évidemment craindre qu’une telle évolution soit longue et douloureuse.
Le baccalauréat, diplôme de fin d’études secondaires…
L’autre option, plus radicale, consisterait à abroger le statut de premier diplôme universitaire du baccalauréat. Les programmes de lycées pourraient dès lors être libérés de la contrainte universitaire, assumer leur fonction d’apprentissage et d’éducation de masse dans la continuité du collège, et être pensés en termes de socle commun de connaissance associé à des systèmes d’options répondant aux demandes des élèves. Le bac n’étant plus un droit d’entrée automatique dans le supérieur, les universités seraient, à l‘égal des filières sélectives, en droit d’énoncer des critères explicites de recrutement de leurs étudiants. Mais on voit évidemment l’énorme difficulté que poserait ce choix : dans un pays où le chômage des jeunes peu ou pas diplômés est très élevé et où les formations par apprentissage sont extrêmement réduites, que deviendraient les flux d’étudiants qui aujourd’hui s’essayent à plusieurs filières de formations supérieures, alternent emplois précaires et formations, multiplient les expériences diverses et finissent au bout de ce « cheminement » par trouver leur voie ?
Étendre les missions des universités…
Une troisième option serait de maintenir la situation actuelle mais en se donnant les moyens d’assumer pleinement le double rôle qui est désormais celui des universités : continuer à délivrer un enseignement de haut niveau fondé sur les activités de recherches des universitaires, et simultanément accueillir des publics de niveaux hétérogènes dont certains ont choisi l’université par défaut parce qu’ils n’ont pas été acceptés dans les filières sélectives. Cette option nécessiterait d’abord un effort budgétaire pour offrir aux étudiants des taux d’encadrement et des conditions de travail décents dans les premières années universitaires. Elle impliquerait ensuite une réflexion en profondeur sur l’organisation des deux premières années de licence, notamment pour éviter de confronter les étudiants à des enseignants chercheurs ou à des doctorants parfois sans expérience pédagogique et qui délivrent des savoirs directement issus de la recherche difficiles à appréhender sans une culture initiale assez solide. Il s’agirait de penser des années de transition plus généralistes, centrées sur les méthodes de travail et assurées par des enseignants formés pour le faire. Cette solution impose aussi de renoncer à finaliser les études supérieures exclusivement en fonction de leurs débouchés professionnels et à leur reconnaître un sens en termes d’accomplissement personnel.
Un nouveau baccalauréat… et après ?
il conviendrait que les décideurs fassent preuve devant la complexité des problèmes posés de sagesse et d’humilité
Ces options ne sont pas nécessairement exclusives l’une de l’autre. Surtout, on voit qu’on ne peut pas tenter d’améliorer les trajectoires scolaires et universitaires de la jeunesse française en faisant l’économie d’une réflexion sur les sens multiples des études dans la société contemporaine : entre voies sélectives professionnalisées et études généralistes à visée culturelle, il convient sans doute de penser une pluralité de trajectoires possibles pour laisser à chacun le temps de s’accomplir ou de changer d’itinéraire. En tout état de cause, il conviendrait que les décideurs fassent preuve devant la complexité des problèmes posés de sagesse et d’humilité.