RIC et démocraties : spécialiste des démocraties contemporaines, Raul Magni-Berton a co-écrit un livre sur le référendum d'initiative citoyenne, un système dont on parle beaucoup sans toujours savoir en quoi il consiste. Cet entretien se veut une entrée en matière...
RIC
Son parcours et sa bibliographie figurent en fin d’interview.Aujourd’hui en France, est-on plutôt en démocratie ou en république ? Jusqu’à quel point notre République est-elle vraiment démocratique ?
la France est dégradée aussi bien comme république que comme démocratie.
La démocratie signifie que le peuple est souverain dans les décisions les plus importantes. Le fonctionnement des systèmes représentatifs, où les électeurs transmettent leur souveraineté à leurs élus, est plus démocratique que les régimes autoritaires, mais moins que les démocraties directes. Dans le classement des pays selon leur indice démocratique, la France est loin derrière les modèles représentatifs scandinaves par exemple, tout simplement parce que l’accès aux droits (être candidat, voter…) est plus difficile. Et depuis un certain temps, notre système s’est considérablement dégradé à la suite d’un certain nombre de petites règles de fonctionnement qui ont rendu difficile l’exercice de nos droits.
Dans le classement des pays selon leur indice démocratique, la France est loin derrière les modèles représentatifs scandinaves par exemple…
La République, c’est le fait qu’aucun individu n’est soumis à l’arbitraire. Là encore, la situation s’est relativement dégradée. Nous sommes en état d’urgence depuis les attentats terroristes, et pour gérer la crise sanitaire, l’exécutif a procédé par ordonnance, alors que nos voisins ont davantage recouru au Parlement. Donc la France est dégradée aussi bien comme république que comme démocratie.
On prête à Churchill ce propos que la démocratie est un mauvais système, mais le moins mauvais. Qu’en penser, aujourd’hui, au vu des évolutions des démocraties ?
Après une défaite électorale, Churchill s’est adressé à ses opposants au Parlement pour les mettre en garde de faire ce qu’ils voudraient pendant cinq ans sous prétexte qu’ils avaient été élus. Il pensait que la démocratie représentative est le moins mauvais des systèmes si, durant leur mandat, les représentants tiennent compte de ce que les gens veulent. À son époque, pourtant, des pays avaient depuis longtemps des mécanismes de démocratie directe.
Par exemple, en Californie, depuis le début du XXe siècle, les gens peuvent changer eux-mêmes leur constitution à travers une pétition portée par une minorité qui déclenche une votation ; de plus, ils ont le droit de chasser leur gouverneur à tout moment avec une procédure appelée recall. Churchill regardait vers les grands pays européens, ignorant les autres modèles ou pensant qu’ils ne valaient que pour de petits pays telle la Suisse. Aujourd’hui, ces interventions directes continuent de bien marcher, y compris en Californie avec ses 40 millions d’habitants.
À l’inverse, le système représentatif a l’air de résister uniquement dans les petits pays homogènes – Suède, Norvège, Pays-Bas… – où le parlementarisme arrive à refléter la diversité politique et où les citoyens peuvent se présenter et voter facilement, trouver leur offre politique et aussi être écoutés par des représentants accessibles.
Churchill regardait vers les grands pays européens, ignorant les autres modèles ou pensant qu’ils ne valaient que pour de petits pays telle la Suisse. Aujourd’hui, ces interventions directes continuent de bien marcher, y compris en Californie avec ses 40 millions d’habitants.
Pour les législatives, on parle de plus en plus de proportionnelle. Qu’en est-il du risque de donner du pouvoir aux extrêmes ?
La proportionnelle ne résoudra pas tous les problèmes démocratiques de la France, mais elle est la solution au décalage entre le nombre de voix gagnées aux législatives et le nombre de sièges obtenus. Le résultat du Front national lors de la présidentielle en 2002 a été un choc et pratiquement personne n’a voté pour lui au second tour. Mais depuis 2017, le Rassemblement national est choisi par nombre de nos concitoyens et leur non-représentation contribue à radicaliser l’adhésion à ce mouvement. On ignore combien de temps cela va tenir sans révolte.
Avec les crises économiques, de nombreux pays ont eu des partis extrémistes. Un bon exemple est l’Autriche où l’extrême droite a été au pouvoir : intégrés au processus de décision, ses élus se sont eux-mêmes modérés en se rendant compte de ce qui était faisable ou non. Une bonne démocratie n’est pas un système qui élimine les opinions qui ne nous plaisent pas. C’est un système qui permet de les confronter à celles des autres de façon pacifique.
Avoir des représentants extrémistes avec le scrutin proportionnel peut être une réalité désagréable, mais c’est important pour la stabilité du système car le respect des suffrages des électeurs est un des principes de base d’une démocratie. Aujourd’hui, près de 70 % des gens sont favorables au système proportionnel ainsi qu’à la cohabitation, qui est aussi une bonne solution. Mais ce sont des solutions timides…
Une bonne démocratie n’est pas un système qui élimine les opinions qui ne nous plaisent pas. C’est un système qui permet de les confronter à celles des autres de façon pacifique.
Vous pensez au référendum d’initiative citoyenne (RIC), aussi appelé référendum d’initiative populaire ? De quoi s’agit-il et serait-il accepté en France ?
Le RIC permet à tout citoyen de proposer une initiative qui, si elle atteint le seuil de signatures prévu par la loi, sera soumise à référendum où la majorité décidera. Comme récolter des signatures n’est pas simple, le premier réflexe est d’adhérer à des associations proches de ce que l’on va défendre. Une vertu du RIC est de rendre la société très associative. Avec un tel système, des problèmes spécifiques à des minorités sont mis sur la table. Or, quand on soumet une proposition à l’ensemble des Français alors qu’on est Corse, par exemple, il faut avancer quelque chose qui puisse faire consensus.
Un autre avantage est que les grands souhaits de la population (la proportionnelle, la cohabitation, voire le fait de ne pas être inscrit pour aller voter, de ne pas payer ses propres bulletins quand on est candidat…), avec le temps, seront plus facilement pris en considération. Il y a aussi un effet préventif dans la mesure où les représentants vont veiller à ce que leurs décisions ne soient pas cassées par un référendum.
Le RIC permet à tout citoyen de proposer une initiative qui, si elle atteint le seuil de signatures prévu par la loi, sera soumise à référendum où la majorité décidera.
Mais le plus important est la nature du RIC mis en place : c’est un système lent (proposition, signatures, débats, référendum) mais qui inclut beaucoup de monde, il doit aussi pouvoir produire des décisions supérieures à celles du Parlement, sinon celui-ci s’arrangera pour en modifier la portée. Il doit donc pouvoir concerner la Constitution.
75 % de la population française en moyenne est favorable au RIC, et dans un sondage de février 2022 portant précisément sur les questions de matière constitutionnelle, 73 % étaient pour (lire ci-dessous Ressources complémentaires).
Comme il s’agit d’une mesure qui élargit aux citoyens le droit de faire des propositions constitutionnelles – aujourd’hui réservé aux députés et à l’exécutif –, c’est plutôt la classe politique qui n’en veut pas. Le RIC a été popularisé par les Gilets jaunes et du lobbying a été fait pour son adoption. Donc sur douze candidats à la présidentielle, neuf le proposaient, mais aucun ne parlait d’un RIC à la Suisse, c’est-à-dire avec la capacité de changer la constitution car cela équivaut à donner la souveraineté au peuple.
sur douze candidats à la présidentielle, neuf le proposaient, mais aucun ne parlait d’un RIC à la Suisse, c’est-à-dire avec la capacité de changer la constitution
Comment pourrait-on utiliser le RIC ? indifféremment au niveau national ou local ?
Il peut être utilisé à différents niveaux mais encore une fois, pour qu’il soit effectif, il doit pouvoir produire des décisions supérieures à celles du Parlement. Les Suisses ont voté des questions fédérales avec cet outil 95 fois depuis trente ans. C’est le nombre de lois qu’on doit voter en six mois au Parlement ! Parce que ce mécanisme est exigeant, on y recourt pour un nombre limité de lois.
Lancer un RIC au niveau local est faisable, sauf qu’en France il n’y a pas de niveau local, seulement un niveau administratif qui doit exécuter ce que prescrit le niveau central. Donc, de ce point de vue, je dirais qu’un RIC a une valeur en quelque sorte pédagogique, mais pas politique.
J’ai monté le dispositif de RIC adopté à Grenoble qui a produit en 2016 une votation sur les tarifs du stationnement (cf. Ressources complémentaires). Une première phase, très importante, était de s’assurer que la proposition relevait bien de la compétence municipale. Rien que cela, c’est un filtre qui éliminait 80 % des propositions. Et les quelques-unes qui pouvaient passer, le lendemain le Parlement pouvait décider que ce n’était pas légal. Conclusion : cela peut n’aboutir à rien.
Alors qu’assurément le RIC fonctionne quand le rapport de forces entre Parlement et vote direct joue en faveur de ce dernier. C’est uniquement dans ce cas qu’il y a un équilibre des pouvoirs. Aussi, les pays qui l’ont mis en place au niveau national sont souvent des États fédéraux : la Suisse, l’Allemagne, les États-Unis… Il y a un effet de contagion : par exemple en Allemagne, quand un land a adopté le RIC, les autres ont observé et l’ont adopté un à un, et la décision est qu’on le généralise au niveau fédéral. Ils savent comment le RIC fonctionne parce qu’ils l’ont d’abord expérimenté au niveau local. Ce qui n’est pas possible dans un pays centralisé comme la France où, localement, ce n’est pas efficace. Pour le mettre en place, il faudrait accepter de faire un saut dans le vide en l’adoptant au niveau constitutionnel. Il n’y a pas de raison d’avoir peur d’un tel processus qui existe dans de nombreux pays.
le RIC fonctionne quand le rapport de forces entre Parlement et vote direct joue en faveur de ce dernier.
Les nouvelles technologies sont-elles plutôt un atout pour faire évoluer notre système démocratique ou plutôt un danger ?
Les études sur le sujet sont nombreuses, et c’est heureux parce que sur la question, on a toujours à faire avec deux élucubrations : l’une dit que les nouvelles technologies facilitent l’accès à l’information, donc la capacité aussi à agir sur le système avec des méthodes moins exigeantes. Par exemple, l’Estonie vote par Internet depuis 2007 et elle est devenue le pays de référence en matière démocratique dans l’Europe de l’Est ; et de l’autre côté, on insiste sur le fait que n’importe quelle information peut être véhiculée (fake news, thèses complotistes…), danger auquel il faut ajouter la violence verbale, psychologique parce qu’anonyme.
Ce que nous apprennent les articles scientifiques
En réalité, ce n’est pas que ces effets n’existent pas. Tous ces effets, positifs et négatifs, existent. La question est de savoir quels sont ceux qui priment entre les très visibles et les peu visibles. Or quand on écoute les débats sur ce sujet, on a tendance à croire que les complotismes l’emportent. Mais quand on regarde les articles scientifiques, et précisément les méta-analyses qui examinent lesquels sont solides ou non sur les connaissances actuelles en la matière, toutes sans exception concluent que le numérique fait du bien à la politique, que les gens sont mieux informés, plus critiques, qu’ils vivent en système autoritaire ou en système démocratique.
Des études montrent que les contenus véhiculés sur Internet qui correspondent à d’importantes fakes news ou à des thèses complotistes constituent moins de 10 % de ce qui est publié. Ainsi, bien que ces phénomènes soient marginaux, le public se focalise sur eux. Le complotisme, par exemple, est un problème avéré, qui se développe non pas tant à cause d’Internet que du fait que les citoyens sont exclus de la sphère publique. Quand on manque d’informations, on devient, ou du moins on peut être tenté de devenir complotiste. Pour prendre un exemple, notre conseil de défense sanitaire, qui devait éclairer l’exécutif et l’aider à construire des stratégies pour lutter contre la pandémie, était une boite noire : on ignorait qui le composait et sur quels documents ses membres se fondaient pour faire leurs propositions. Aux Pays-Bas, le CV des membres du comité et tous les documents qu’ils produisaient ou consultaient étaient mis en ligne. C’est plus dur d’être complotiste aux Pays-Bas !
Le complotisme (…) est un problème avéré, qui se développe non pas tant à cause d’Internet que du fait que les citoyens sont exclus de la sphère publique.
Moins on est représenté et moins on a d’informations, plus il y a de risque de verser dans le complotisme. Un effet pervers de l’exclusion est que les complotistes ne peuvent que discuter entre eux parce qu’ils sont systématiquement stigmatisés. Il y a eu une polémique quand Macron a dit qu’il emmerdait les antivax*. Au même moment, le responsable de l’exécutif suisse a fait un discours dans lequel il a déclaré que 2021 avait été une année de division entre ceux qui soutenaient le vaccin et ceux qui étaient contre, et qu’il voulait que 2022 soit une année de réconciliation en travaillant sur des mesures qui conviennent à tout le monde. C’est un discours totalement différent : l’un prend les antivax comme des gens sérieux, tandis que l’autre les traite en parias.
* Déclaration parue dans Le Parisien, le 4 janvier 2022 : « Les non-vaccinés, j’ai très envie de les emmerder. Et donc on va continuer de le faire, jusqu’au bout. C’est ça, la stratégie ».
Un extrait de cet entretien réalisé par Aline Noël a paru dans le no 285 – Mai-juin 2022 de Profession Éducation, le magazine du Sgen-CFDT.
Naissance à Lima (Pérou).
Docteur en sociologie (thèse sous la direction de François Chazel et de Raymond Boudon – Paris IV-Sorbonne).
Maitre de conférences en science politique. Professeur à Sciences Po Bordeaux.
Agrégé des universités. Professeur à Sciences Po Grenoble.
Premier directeur du Pôle sciences sociales de l’université de Grenoble-Alpes. Il a fondé le Label de formation à la recherche.
Pour en savoir plus : sa page à Sciences Po Grenoble
Le Choix des armes. Co-écrit avec Sophie Panel, Presses de Sciences Po, 2020.
RIC : le référendum d’initiative citoyenne expliqué à tous. Co-écrit avec Clara Egger, FYP éditions, 2019.
Que pensent les penseurs ? Les opinions des universitaires et scientifiques français. Co-écrit avec Abel François, Presses universitaires de Grenoble, 2015.
2012 : la campagne présidentielle. Observer les médias, les électeurs, les candidats. Co-dirigé avec Jacques Gerstlé, Éditions Pepper, 2014.
Démocraties libérales. Le pouvoir des citoyens dans les pays européens. Éditions Économica, 2012.