Retour sur la situation au Venezuela avec l'éclairage d'une spécialiste, loin des prismes franco-centrés, et compte-rendu d'une initiative menée cet été par le Sgen et la CFDT auprès de l'ONU.
Entretien avec Frédérique Langue
Frédérique Langue est directrice de recherche au CNRS, spécialiste de l’histoire sociale et culturelle du Venezuela.
Seule la communauté internationale est désormais à même de proposer une solution à la crise politique, économique, sociale, ainsi qu’à cette catastrophe humanitaire sans précédent dans l’histoire d’un pays autrefois modèle de démocratie sur le continent et devenu aujourd’hui une dictature.
Les manifestations déclenchées par l’invalidation en avril dernier des pouvoirs de l’Assemblée nationale légitimement élue en 2015 ont laissé un solde de victimes et de prisonniers politiques bien supérieur à celui enregistré sous la précédente dictature dans les années 50. Plus de 600 prisonniers se trouvent actuellement dans des prisons militaires ou les geôles du Service bolivarien d’intelligence nationale (Sebin).
Fin de l’État de droit, services publics et institutions militarisés et corrompus, système de santé laminé et système éducatif démantelé…
Le constat est aujourd’hui amer : fin de l’État de droit, services publics et institutions militarisés et corrompus, système de santé laminé (hôpitaux sans moyens ni médicaments, retour de maladies autrefois éradiquées) et enfin, un système éducatif tout aussi démantelé et galvaudé par les programmes officiels « bolivariens » (notamment en histoire).
Une cinquantaine de médias ont fermé depuis avril, dans la ligne des dispositions prises par Chávez dès son premier mandat.
Pas moins de 289 cas de torture ont été dénoncés devant l’Organisation des États américains (OEA). La médiation de l’ONU a été sollicitée en faveur de sept universitaires emprisonnés et le haut-commissaire aux droits humains a demandé une enquête internationale sur l’usage disproportionné de la force par les autorités vénézuéliennes (plus de 130 morts d’avril à juillet, plus de 5 000 détentions arbitraires).
4,1 millions de personnes victimes de dénutrition…
Les pénuries, accentuées par la chute des revenus pétroliers, se vivent au quotidien : l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) estime que 4,1 millions de personnes sont victimes de dénutrition (le Venezuela est passé du PIB le plus élevé d’Amérique latine au deuxième rang des pays latino-américains concernés par ce fléau), enfants compris, alors que l’accès aux produits de première nécessité est contrôlé par les Comités d’approvisionnement gouvernementaux (Clap).
Les jeunes générations sont prises en tenaille. Au cours de ces derniers mois, des manifestants de tous âges sont, certes, descendus dans la rue et l’Université centrale du Venezuela (UCV) a joué son rôle, pour ainsi dire habituel, de foyer de résistance. La présence de très nombreux jeunes a cependant été observée, autrement dit d’une génération née ou éduquée sous le chavisme, sans autre perspective que l’exil pour réaliser son projet de vie.
Plus de deux millions et demi d’exilés…
Plus de deux millions et demi d’exilés ont, d’ores et déjà, été recensés vers la Colombie, les États-Unis et le Canada, l’Europe et en particulier l’Espagne, qui accueille désormais davantage de Vénézuéliens que de réfugiés syriens.
Et que dire de l’éducation à ses différents niveaux si ce n’est qu’on ne peut étudier le ventre vide, les trois repas quotidiens n’étant pas assurés. Quant aux enseignants, un professeur de collège qui gagnait 600 euros par mois ne dispose désormais que de 25 euros compte tenu d’une hyperinflation record.
La classe moyenne est désormais décimée et, au Venezuela, « on ne peut plus construire un avenir ».
Sur le terrain syndical, un lourd tribut a été payé au chavisme : la liberté syndicale est des plus relative et le droit de grève, pourtant prévu dans la Constitution de 1999, criminalisé, notamment dans les « zones de sécurité » (institutions de l’État, entreprises d’extraction minière et d’hydrocarbures).
On estime toutefois que plus de 350 organisations ont pris position contre l’Assemblée constituante imposée par Maduro le 4 août dernier. La mobilisation, suivie à 85 %, a été le fait de la Confédération générale des travailleurs (CGT), la Confédération des syndicats autonomes (Codesa), l’Union nationale des travailleurs (Unete) et la très ancienne Confédération des travailleurs du Venezuela (CTV).
La création de la CTV remonte en effet aux années 1930. Elle symbolisa la naissance d’un mouvement syndical au Venezuela. Hugo Chávez s’est évertué dès son premier mandat à rendre inopérante cette source de contestation potentielle : la CTV a fait les frais de la répression gouvernementale avant de passer sous son contrôle.
Plus de sept millions de personnes seraient sans droits ni sécurité sociale, plus de la moitié des agents du secteur public occuperaient des emplois précaires ou « informels »
Une fédération comme la Fédération d’associations de professeurs universitaires du Venezuela (Fapuv) est parvenue à maintenir son activité mais cinq de ses professeurs ont été emprisonnés pour raisons politiques. L’Alliance syndicale indépendante (de toute tutelle, parti ou gouvernement, pluraliste et autonome) créée en 2015 aspire précisément à de nouvelles pratiques syndicales, y compris en ce qui concerne la représentation des femmes. Plus de sept millions de personnes seraient en effet sans droits ni sécurité sociale, et plus de la moitié des agents du secteur public, soit 1,4 million de personnes, occuperaient des emplois précaires ou « informels », soit un record de précarité en Amérique latine. Rien à voir, donc, avec l’avenir radieux que les idéologues hexagonaux défendent ardemment en relayant la propagande officielle.
Audience à l’ONU
Le 25 août 2017, une délégation Sgen et CFDT a été reçue par la section Amérique latine à la Commission des droits de l’Homme des Nations-Unies pour discuter de la situation de nos collègues vénézuéliens…
Actions de l’Alliance syndicale indépendante
De nombreux acteurs des mondes éducatif et universitaire se sont regroupés au sein de l’Alliance syndicale indépendante (ASI) pour tenter d’obtenir du gouvernement vénézuélien que des subsides publics soient affectés aux écoles pour garantir le maintien d’une éducation.
Ces mêmes militants, qui manifestent pour une reconquête des libertés publiques, portent avec fierté leur volonté d’implication dans leur métier et dans la transmission des savoirs, arguant que « l’absence de liberté renforce l’insécurité, la violence, les tensions et que la rupture de débat associe à une économie mortifère une répression ».
Engagement du Sgen et de la CFDT
Des éducateurs, chercheurs et universitaires, conscients des liens unissant l’ASI et la CFDT (qui se sont réunis le 19 juin 2017), ont sollicité la mobilisation des militants du Sgen pour appuyer la reconnaissance d’une protection internationale, sensibiliser au respect de leurs libertés, menacées notamment par l’action des « colectivos », para-militaires proches des milices.
C’est dans ce contexte que la fédération des Sgen-CFDT et l’union interprofessionnelle Auvergne-Rhône-Alpes de la CFDT ont formé une délégation qui a été reçue, le 25 août dernier, à Genève, à la Commission des droits de l’Homme des Nations-Unies (HCDH, le Haut-commissariat des droits de l’Homme), par les responsables Amérique latine. Un courrier de Laurent Berger, secrétaire général de la CFDT, avait alors été adressé au ministre des Affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian, et à l’ambassadeur de France au Venezuela, pour appuyer cette démarche de soutien.
Perspectives ouvertes par l’audience auprès du Haut-commissariat des droits de l’Homme à l’ONU
Certains noms figurant dans une liste de quatorze personnes recensées avaient déjà été identifiés par le HCDH et ont fait l’objet de demandes d’explication auprès des autorités vénézuéliennes et d’un suivi humanitaire par le HCDH.
Cependant, le HCDH n’a pas pour mission ni les moyens d’émettre des mesures de protection individuelle. Seule la Commission inter-américaine des droits de l’Homme – émanation de l’Organisation des États américains (OEA) –, située à Washington, peut se prononcer sur des demandes de protection individuelle. Or, actuellement le rapport de force entre les soutiens, au sein de l’OEA, au gouvernement vénézuélien, et les critiques et contestataires du régime, ne favorisera pas nécessairement une issue positive à cette demande.
La fédération des Sgen et la CFDT seront néanmoins tenues informées par le HCDH des différents rapports émis concernant le Venezuela. Elles-mêmes lui communiqueront toutes les situations recensées au Venezuela, transmises à leurs propres réseaux, évoquant des réalités individuelles tendues, contraintes, attentatoires aux libertés, de manière à ce qu’elles soient instruites par le HCDH au sein de ses commissions spécialisées.