Le texte ci-dessous est la version intégrale de l'interview parue dans Profession Éducation, le mensuel du Sgen-CFDT, n° 252 (avril 2017).
Pourquoi avoir écrit Les Femmes ont toujours travaillé ? Puis Les Femmes de pouvoir ?
Au milieu des années 90, j’ai participé à la création du Mage (« Marché du travail et genre »)[1], une équipe de recherche pluridisciplinaire très active du CNRS. Là, j’entendais encore et toujours cette remarque récurrente dans les discours scientifiques : « depuis que les femmes travaillent »… Historienne du social de formation, je savais que les femmes, depuis toujours, ont travaillé. J’ai décidé d’écrire ce livre pour rassembler les savoirs qui le montraient, au lieu de dater le phénomène de l’après 68 en l’accompagnant d’une série de faits négatifs : les mauvais résultats scolaires des enfants, l’augmentation du chômage, etc.
Et c’est en rédigeant le dernier chapitre consacré à l’histoire des femmes diplômées, que j’ai découvert la rude réalité des combats menés depuis l’époque où les femmes n’avaient pas le droit de passer le baccalauréat, n’avaient pas accès à certains métiers. Ce sont ces longues batailles qui m’ont incitée à écrire Femmes de pouvoir où je parle des femmes diplômées en établissant une comparaison européenne. J’ai constaté qu’en Occident, le fait d’empêcher les femmes d’exercer des pouvoirs scientifiques, politiques ou économiques est une réalité extrêmement uniforme. Il y a des pesanteurs sociales considérables venant du XIXe siècle, alors qu’on discute de l’égalité entre les individus, après la Déclaration universelle des droits de l’Homme… Les femmes apparaissent alors bien menaçantes et toute une série de lois va les tenir éloignées des espaces où se décide l’avenir de la société : être parlementaire, entrepreneur, magistrat, médecin comme universitaire, c’est détenir un pouvoir. Il faudra attendre cent à cent-cinquante ans pour éradiquer ces lois qui maintenaient les femmes en dépendance, en domination, ou en infériorité.
restent les obstacles sociaux, sociétaux de représentation des femmes
Cependant, si au début du XXIe siècle, législativement, il n’y a plus d’obstacle, restent les obstacles sociaux, sociétaux de représentation des femmes, quelquefois autoalimentés par les femmes elles-mêmes. C’est l’histoire, d’une part, du plafond de verre – malgré l’égalité des droits, elles butent au seuil des responsabilités – et d’autre part, celle des quotas parfois difficiles à respecter, momentanément sans doute : à force d’avoir été empêchées d’accéder aux responsabilités, elles ne s’estiment pas capables pour ces postes. Du coup, aujourd’hui en France, se pose un problème de vivier – du moins dans le service public, malgré des quotas assez peu élevés (30 % de femmes promues en primo-nomination…). À tel point que la haute administration s’inquiète…
Pourquoi avoir choisi les inspectrices du travail pour étudier l’évolution des corps de catégorie A ?
Le Comité d’histoire du ministère du Travail m’ayant offert une collaboration, j’ai proposé ce sujet, qui a été financé par la Dares[2]. En consultant l’ensemble des dossiers conservés, j’ai découvert qu’il y avait eu peu d’inspectrices du travail : 150 à 160 entre la fin du XIXe siècle et le milieu des années 1970. Ces dossiers retracent l’ensemble de la carrière avec les feuilles de notations, les types de promotion, les demandes de mutation géographique, les congés de maladie… Ils comportent aussi des indications sur l’état civil : lieu de naissance, milieu social d’origine, statut familial, profession du conjoint, nombre d’enfants… Aidée de doctorants, j’ai constitué une base de données nominatives et je me suis concentrée sur les parcours des inspectrices.
D’une part, il s’agissait de femmes d’autorité qui faisaient appliquer des lois qu’elles ne votaient pas. D’autre part, elles étaient beaucoup mieux payées que l’ensemble des fonctionnaires, en particulier jusqu’à la guerre de 14. Ainsi, une inspectrice du travail gagnait trois fois le salaire d’une institutrice. Les dossiers comptant beaucoup d’institutrices, j’ai longtemps supposé que c’était un exemple de mobilité sociale. Puis, j’ai rencontré une ancienne inspectrice, d’une promotion des années 70, née dans un milieu populaire, très bonne élève, qui avait étudié le droit pour devenir inspectrice et qui m’a dit avoir passé deux DESS pour attendre d’avoir l’âge requis, 22 ans. En relisant des enquêtes du ministère du Travail et mes archives, j’ai trouvé ici et là les mêmes indices de vocation, aussi bien chez des filles d’entrepreneurs que chez des filles de mineurs, de cheminots qui avaient entendu raconter les grèves, les licenciements… Donc j’ai considéré d’un autre œil les parcours des nombreuses anciennes institutrices : intégrer une école normale d’institutrices permettait d’étudier sans être à la charge des parents, puis d’avoir un métier jusqu’au moment d’avoir l’âge de passer le concours d’inspectrice du travail. Ces jeunes femmes venaient d’un peu partout en France pour passer ce concours très difficile. Comment expliquer cette volonté sinon par l’existence de vocations ?
La vocation des instituteur·trices est connue. La retrouver dans l’inspection du travail permet-il de faire le lien avec le militantisme et l’engagement féministe ?
Jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, les fonctionnaires n’ont pas le droit de se syndiquer. Cela éclaire le parcours des inspectrices issues d’une bourgeoisie très nantie. On assiste à la professionnalisation de la philanthropie, qui est, de fait, un militantisme religieux ou laïque : dans cet espace de l’inspection du travail, les femmes trouvent une place pour protéger, mais avec la main de l’État, ce qui est autre chose que la charité philanthropique, dans la paroisse ou ailleurs. Ces deux groupes, les filles des couches populaires et celles de la bourgeoisie, n’en font plus qu’un : peu nombreuses (une trentaine), elles se connaissent toutes et militent dans des associations féministes, en particulier au sein du Conseil national des femmes françaises où elles sont secrétaires de la section travail. Donc, elles ont toujours été des militantes, et après la Seconde Guerre mondiale, on les retrouve toutes syndiquées, soit à la CFTC-CFDT, soit à la CGT, soit dans le syndicat maison…
Quel regard ces militantes portent-elles justement sur le fait que les recrutements de femmes n’augmentent pas jusqu’aux années 80 ?
J’ai discuté avec deux militantes syndicales. Lorsque j’ai avancé l’hypothèse de quotas implicites lors des recrutements, l’une d’elles, une syndicaliste cégétiste redoutable, restée dans les mémoires pour s’être colletée avec Citroën à Aulnay, m’a répondu, sidérée, qu’avec les camarades du syndicat, ils avaient cherché toutes les solutions possibles pour comprendre pourquoi il n’y avait pas davantage de femmes mais qu’ils n’avaient jamais pensé qu’on ne faisait que remplacer les partantes.
il n’y a pas de mémoire des discriminations dont les femmes ont été victimes
L’histoire des femmes contribue-t-elle à faire avancer les choses ?
Concernant la place des femmes dans l’Histoire, il y a une amnésie collective, plus ou moins organisée. Ce n’est pas véritablement enseigné, et enseignant moi-même à l’université, j’ai vu que la mémoire n’a pas été installée comme pour de Gaulle ou Louis XIV : il n’y a pas de savoir ni de mémoire des longues discriminations dont les femmes ont été victimes, ni des luttes, des acquis, de leur chronologie… Il n’y a pas de savoir sur la manière dont les femmes sont traitées sur le marché du travail, et l’histoire des inspectrices du travail, en ce sens, est éclairante parce qu’on y rencontre des discriminations entièrement institutionnelles, alors que l’on se trouve au ministère du Travail, censé faire appliquer la loi ! L’histoire des femmes, de leur place sur le marché du travail sert clairement à faire avancer les choses : dans mes conférences, j’explique aux femmes et aux hommes (parce qu’ils sont inclus dans l’affaire), pourquoi et comment on en est arrivé là. Une discrimination datant de la fin du XIXe siècle a encore des répercussions au début du XXIe siècle, il en reste des traces parce que le collectif a sa propre mémoire, ce qui fait que même de nos jours, malgré les immenses changements, le féminin continue à rester inférieur au masculin.
regarder les sujets de recherche avec « les lunettes genrées »
Qu’en est-il au sein de la recherche ? Les thématiques autour de l’histoire des femmes sont-elles marginales ou en développement ?
Il y a vingt ans, c’était un sujet marginal qu’on avait du mal à imposer. Depuis, ce domaine de recherche s’est institutionnellement développé. Il manque encore des enseignants et des enseignantes spécialisé·es, et il n’y a pas assez d’obligations de travailler sur l’histoire des femmes et sur l’organisation genrée des sociétés, par exemple dans les formations des professeur·es des écoles. Le fait d’avoir abandonné les ABC de l’égalité, de n’avoir pas imposé aux futur·es professeur·es des écoles de suivre des cours sur ce qu’est le genre, ce qu’est l’histoire des femmes, est un très mauvais point pour l’avenir… Néanmoins, je pense que ce qui est rentré dans les habitudes académiques, parmi les jeunes générations d’historien·nes, sociologues, anthropologues, c’est de regarder les sujets de recherche avec ce que j’appelle « les lunettes genrées ». Ne pas quitter les lunettes genrées, repérer les représentations du masculin et du féminin, repérer la place des hommes et celle des femmes… Aujourd’hui, des jeunes chercheur·es viennent sur ce champ et portent un regard genré : des sociologues travaillent sur les hommes féministes, d’autres sur ce que c’est qu’être du côté du masculin, etc. C’est plus socialement audible qu’il y a vingt ans, et il y a aussi l’impact des journaux, en France et dans le reste de l’Occident, qui aident à faire appliquer les lois pour lutter contre le sexisme. La presse actuelle traite davantage au quotidien ces questions, qui ne sont plus réservées à la journée du 8 mars : les droits des femmes, l’égalité professionnelle, les affaires de harcèlement sexuel… Il y a nettement une sensibilisation de la société à la question de la place des femmes dans la société et ce dans tous les registres.
Le travail des femmes : bibliographie sélective
Les Femmes ont toujours travaillé. Une histoire du travail des femmes, XIXe-XXe siècles. Éditions Odile Jacob, 2002.
Femmes de pouvoir. Une histoire de l’égalité professionnelle en Europe, XIXe-XXIe siècles. Payot, 2010.
Les Inspectrices du travail, 1878-1974. Le genre de la fonction publique. Presses universitaires de Rennes, 2016.
[1] Voir : le réseau Mage, devenu GDRE (groupement de recherche européen) du CNRS
[2] Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques