" Pourquoi j’enseigne en prison malgré les conditions de travail si dégradées et la maltraitance institutionnelle que nous subissons ? "
Les réflexions d'Aline enseignante en centre pénitentiaire dans le sud de la France.
Pourquoi enseigner en milieu pénitentiaire ?
Parce que, si le monde, dans les faits est injuste, je crois en la justice.
Parce que je crois en la République et ses valeurs qu’en tant que fonctionnaire d’État je porte haut, y compris dans ce lieu à l’ombre du monde.
Parce que si ces jeunes, comme nous tous, sont faillibles et plein de défauts, je crois, avec Rousseau, à la perfectibilité de chaque être humain.
Parce que je crois au pouvoir de l’éducation pour faire advenir des personnes libres, heureuses et responsables, capables de façonner une société toujours plus juste : dans cette perspective, enseigner en prison est une nécessité absolue.
Comment enseigner en milieu pénitentiaire ?
Apprivoiser des jeunes remplis de méfiance quand leur parcours scolaire rime avec souffrance.
Leur montrer que nous croyons en eux.
Leur démontrer qu’ils sont capables de progresser dans tous les domaines.
Effriter dans leur esprit la fatalité qu’ils brandissent parfois comme un bouclier les rendant hermétiques à toute remise en question.
Résister à leur pression, aux provocations, aux tests qu’ils nous infligent et les voir enfin saisir la main bienveillante, rassurante, positive qu’on leur tend sans faiblir, sans renoncer.
Pour quoi enseigner en milieu pénitentiaire ?
Les voir fiers des compétences acquises alors qu’ils n’y croyaient pas ou plus.
Les voir confiants dans un avenir meilleur et les sentir prêts à saisir les opportunités qui se présentent à eux et à fournir les efforts nécessaires.
Espérer enfin, que nous aurons contribué, même un tout petit peu, à les ramener vers un style de vie plus conventionnel, plus à même de garantir leur propre sécurité comme celle des autres.
Espérer encore avoir éveillé une conscience politique assez grande et montré que des leviers existent pour tenter de changer ce qui dans le monde les révolte, sans violence, autant que possible.
Baigner dans la violence du milieu…
Parce que la violence, en réalité, elle est partout, les médias en témoignent et nos expériences individuelles le confirment.
Et quand on est prof en prison, on baigne dans la violence. On la sent, on l’entend, on la voit, on la côtoie, on la subit, on s’en imprègne et on l’emporte avec nous.
Violence des lieux avec ses odeurs, ses cris, son vacarme incessant…
Ses grilles, ses caméras, ses uniformes, ses interventions musclées…
Ses habitants abîmés que l’on croise, que l’on frôle, à qui l’on parle ou l’on enseigne…
Violence encore de leurs bagarres, entre eux, devant nous…
Violence de leurs gestes, de leurs mots envers d’autres ou envers nous;…
Violence aussi de leurs récits de vie que parfois ils nous confient, à faire pleurer les pierres ou bouillir de colère …
Violence à l’annonce douloureuse du décès de certains à leur sortie de prison.
Subir la violence de l’institution au nom de laquelle nous luttons contre l’ignorance et la fatalité…
Alors quand l’institution, pour laquelle nous nous engageons, au nom de laquelle nous combattons l’ignorance, la médiocrité et promouvons des valeurs d’humanité sans jamais compter notre temps ni écouter notre fatigue nous ignore en ignorant la réalité de notre travail, c’est une nouvelle violence que nous prenons de plein fouet ; parce qu’elle dure, se manifeste et se répète de diverses manières (salaire, avancement, reconnaissances honorifiques, inspections, jurys d’examens…) et nous use profondément autant qu’elle nous révolte.
Lutter pour des conditions meilleures pour assurer la pérennité de notre action…
Cette violence de l’institution à notre égard comparée à celle que vivent les détenus 24h/24, dévastatrice, je me sens si privilégiée que j’ai même un peu honte de dénoncer celle qui me vise directement.
Et pourtant, lutter pour des conditions meilleures qui assureront la pérennité de notre action en nous maintenant en bonne santé mentale et physique est essentiel.
Notre mission quotidienne étant elle-même déjà un combat, nous comptons sur vous, pour mener en notre nom celui qui mènera, je l’espère, à la juste reconnaissance de notre qualité professionnelle.
Aline C. Professeure des écoles en centre pénitentiaire