Territoires éducatifs, pour quoi ? L’enfant, le jeune évoluent dans un territoire où de nombreux·ses acteur·trice·s vont intervenir pour l’aider à construire son parcours éducatif et, ainsi, devenir un·e citoyen·ne responsable. Une problématique bien spécifique aussi en milieu rural...
Dans « Territoires éducatifs, quels enjeux ? », dernier dossier de Profession Éducation (no 290 – Mars-avril 2023) des élues et responsables associatives (cf. ci-dessous Ressources complémentaires) ont témoigné de la volonté sociale et politique d’intégrer l’École dans un réseau de compétences territoriales de nature variée pour mener des actions locales éducatives adaptées aux besoins, évaluées et renouvelées. Vous trouverez ici la version intégrale de ces entretiens.
Originaire de l’Allier,
est entrepreneure sociale. Fondatrice et directrice générale de Chemins d’avenirs, l’association des jeunes des territoires (cheminsdavenirs.fr), elle est l’autrice des essais Les Invisibles de la République (avec Erkki Maillard, éditions Robert Laffont, 2019) et Nos campagnes suspendues (éditions de l’Observatoire, 2020).Comment définissez-vous le territoire éducatif, notamment en milieu rural ?
Ce peut être la commune, la région, le département. Sur tout le parcours du jeune, de sa naissance à son insertion professionnelle, ce territoire éducatif doit d’une part tirer profit de ses richesses, de ses potentialités au profit de l’enfant, du jeune et d’autre part surmonter les défis qui lui sont spécifiques pour ne pas pénaliser l’éducation et la construction de cet enfant, de ce jeune.
En quoi est-il plus difficile de construire un territoire éducatif en ruralité ?
grandir dans un territoire éducatif rural ou en petite commune, cela peut être une force !
Je passe mon temps à prendre des précautions sur ce sujet car très vite quand on parle de ruralité et d’éducation, on stigmatise ces territoires en ne soulignant que les obstacles que les jeunes vont rencontrer et qui freineront leurs potentiels. Or grandir dans un territoire éducatif rural ou en petite commune, cela peut être une force ! Des familles peuvent décider d’y rester élever leurs enfants, voire même d’y venir – notamment dans cette période post-Covid – et vivre dans de bonnes conditions et parfois sans conséquences négatives à mesure que les questions d’orientation se posent.
C’est au moment des choix d’orientation que des questions vont se poser
Ainsi, les résultats en primaire sont au-dessus de la moyenne, ce qui est moins vrai par la suite. C’est au moment des choix d’orientation que des questions vont se poser : accès à l’information sur les filières et les métiers qui existent à proximité mais aussi au-delà, autocensure (ce n’est pas fait pour moi car je viens de la campagne), mobilité sociale et géographique, opportunités professionnelles, économiques et culturelles à proximité immédiate du domicile ou de l’école, rôles modèles ou absence, fragilités économiques et sociales des familles de ces jeunes.
le défi est avant tout géographique…
Quand on essaie de trouver des solutions via l’Éducation nationale, l’économie sociale et solidaire ou toute autre structure, le défi est avant tout géographique : le maillage est moins dense dans ces territoires que dans les métropoles. Ce sujet étant dans un angle mort, on part de loin pour y remédier.
Avec Chemins d’avenirs, des territoires pour permettre l’ouverture et la complémentarité des acteurs, des actrices…
On accompagne la construction du jeune tout au long de son parcours académique, préprofessionnel et citoyen.
À sa création, on a essayé de faire des arbitrages forts pour porter cette vision des territoires et la nécessité d’associer les partenaires. C’est la raison du pluriel à chemins et à avenir. On accompagne la construction du jeune tout au long de son parcours académique, préprofessionnel et citoyen. Et cela passe par l’émancipation par le sport, l’accès à la culture, la compréhension de la vie de la cité, et par l’accès à des outils concrets pour s’engager.
un jeune postule sur le critère de la motivation.
Nous ne voulions pas non plus tenir compte des résultats scolaires : un jeune postule sur le critère de la motivation. Ce n’est pas forcément simple pour nous de la mesurer ou pour le jeune de la formuler, mais dans le questionnaire rempli par le jeune, on ne va pas regarder ses fautes d’orthographe, la profession des parents… Les enseignants accompagnent ces jeunes dans la rédaction du questionnaire qui cependant ne pose pas de questions d’ordre scolaire. Territoires éducatifs ruraux
Au final, parmi les jeunes qui postulent à Chemins d’avenirs, il y a environ un tiers d’élèves en réussite scolaire, un tiers d’élèves moyens et un tiers en difficulté voire en grande difficulté.
Quelles impulsions faut-il ? Territoires éducatifs ruraux
Des établissements, personnels de direction ou profs qui vont mettre en place des partenariats avec un ou des établissements en Espagne pour lutter contre l’assignation à résidence, la découverte d’une autre culture, d’une autre civilisation dans un collège de l’Allier par exemple. Cela peut être une rectrice qui va percuter sur un sujet et s’intéresser à ce que l’on fait autour de la co-construction d’un écosystème de réussites pour les jeunes en milieu rural. C’est en tout état de cause dans le travail conjoint que l’on fait avancer les choses. L’Éducation nationale a ici un rôle important d’impulsion pour montrer les enjeux de la construction de ce parcours et mettre les acteurs et actrices d’un territoire rural en mouvement, dans l’intérêt des jeunes. Mais cela peut aussi être une région, un département, des élus locaux…
Quelles actions conjointes des acteurs ? Territoires éducatifs ruraux
Un sujet émergent est que les jeunes soient informés des filières et des métiers qui existent et sont porteurs dans un territoire. Néanmoins, si être écrivain, pilote de chasse ou hôtesse de l’air ne sont pas des débouchés évidents en milieu rural, différentes filières et métiers arrivent quand même aux oreilles des jeunes et il faut rendre la mobilité possible.
On ne doit […] pas faire endosser aux jeunes la responsabilité supplémentaire de rester dans leur territoire pour participer à son attractivité, à son rayonnement.
Les discussions ne suivent pas la même logique selon les interlocuteurs : les personnels de l’Éducation nationale sont sensibles à l’idée de mobilité au contraire des élus qui vont davantage réfléchir aux moyens de retenir les jeunes. On ne doit cependant pas faire endosser aux jeunes la responsabilité supplémentaire de rester dans leur territoire pour participer à son attractivité, à son rayonnement. Ces jeunes sont déjà dans des conflits de loyauté vis-à-vis de leurs camarades, de leur famille, de leurs parents ! Un jeune parisien, lyonnais ou bordelais n’est pas soumis à pareille injonction, son territoire éducatif lui permet au contraire des projections sur la campagne ou le monde entier.
Et la famille ? Territoires éducatifs ruraux
Sans la famille, les projets d’émancipation ou de réalisation de soi de l’enfant ou du jeune sont freinés. Mais Chemins d’avenirs se heurte à la réalité : une voiture pour deux, d’autres enfants dont il faut s’occuper, le travail… Les familles ne viennent déjà pas aux réunions parents-professeurs, donc à minima on essaie d’établir un contrat d’engagement signé par le jeune, l’établissement, la famille et Chemins d’avenirs. C’est important, notamment dans la relation du jeune mineur avec son parrain ou sa marraine qui va guider ses choix professionnels et éducatifs. Ainsi, la famille est au courant. Territoires éducatifs ruraux
On est attentif aussi à tenir informés les parents qui ne connaitraient pas le calendrier, les procédures et enjeux de l’orientation, les filières possibles, ou qui risqueraient de passer à côté de certaines démarches administratives (bourses…).
Un premier bilan ?
Depuis 2016, Chemins d’avenirs a permis d’accompagner environ 5 000 jeunes. C’est bien, mais cela reste faible au regard des dix millions de moins de 20 ans qui vivent en secteur rural.
Pour qu’il prenne sens dans la ruralité, le territoire éducatif doit pouvoir s’inscrire dans un ensemble plus large…
On travaille aussi à inscrire le territoire éducatif de ces jeunes dans un périmètre plus large car il ne suffit pas de les aider individuellement, encore faut-il faire évoluer la société pour une prise de conscience suivi d’effets à l’échelle locale mais aussi nationale. Ils représentent une force pour le pays et l’on doit pouvoir parier sur eux et développer des dispositifs auprès des pouvoirs publics, des entreprises, des partenaires associatifs, de la société civile, des médias et du grand public. Pour qu’il prenne sens dans la ruralité, le territoire éducatif doit pouvoir s’inscrire dans un ensemble plus large qui a bien compris de quoi il était question et qui va aider à faire écosystème.
Le ministère de l’Éducation nationale a mis en place sous votre impulsion les territoires éducatifs ruraux. Quelle en est la genèse ? Et quel bilan trois ans après ?
J’ai été seule à mener cette mission avec le ministère. Le sujet – très intéressant, stimulant – a nécessité plus d’une centaine d’entretiens et à crédits constants, notamment pour les propositions qui devaient en découler. Cela m’a permis de les ancrer dans la réalité et dans le possible. Deux propositions sortaient du lot sur les vingt-cinq émises : faire du mentorat une politique nationale et créer des territoires éducatifs ruraux.
Le ministère a repris cette dernière proposition et, dans les mois suivants, des expérimentations ont vu le jour. Les échos des établissements et rectorats sont que les choses marchent, en termes de dynamique, de prise de conscience, de capacité d’agir dans la co-construction entre différents acteurs, de nécessité d’agir en ruralité. Mais, par manque d’argent, les choses ne vont pas très loin, car tout repose sur quelques interlocuteurs dans les rectorats qui ont d’autres missions à remplir en plus de cela. Il faudrait donc un souffle nouveau car, actuellement, c’est très homéopathique.
Après-coup, quel regard portent les jeunes sur l’accompagnement par Chemins d’avenirs ?
On mesure l’impact avec des questionnaires à T0, T+1, T+2. Le programme était au départ de 18 mois mais pour les jeunes, c’était vertigineux, donc ils voulaient qu’on leur propose quelque chose plus conforme à leur rapport au temps. C’est donc maintenant 12 mois renouvelables jusqu’à la fin de leur première année d’études s’ils le souhaitent.
Ils remplissent un questionnaire, ainsi que leur parrain ou marraine, et un bilan est fait avec les établissements chaque année. Les indicateurs suivis sont pensés en fonction des obstacles et des défis rencontrés par les jeunes.
Pour l’aspect qualitatif, cela nous permettra de vérifier l’évolution favorable ou pas de leur confiance en eux et en leur avenir, leur utilisation du numérique à des fins professionnalisantes, leur compréhension des filières et des mondes professionnels, leur accès à l’information (notamment en matière d’orientation), leur mobilité géographique et sociale, leur engagement, leur conviction d’avoir une place dans la société, leur sentiment d’avoir un rôle modèle à leur côté.
Pour l’aspect quantitatif, on met en regard les aspirations professionnelles exprimées par ces jeunes et leur devenir. Chemins d’Avenirs travaille sur la question du potentiel et pas sur celle de l’accès aux études supérieures. Si un jeune a pour projet de devenir chef de rayon dans une enseigne de produits sportifs, très bien. Nous avons missionné un cabinet d’évaluation qui va comparer la situation des jeunes ayant eu une prise en charge par Chemins d’avenirs et d’autres qui n’ont pas été accompagnés. On attend ces résultats objectifs avec impatience.
Évidemment, certains de nos bénéficiaires abandonnent le dispositif en cours, mais ce qui est certain, c’est que notre accompagnement ancré dans un territoire doit être le plus holistique possible avec quatre piliers : une méthodologie de travail sur soi (le jeune doit connaitre ses forces et faiblesses), un parrainage individuel qui n’a de sens que si le mentorat est accompagné par d’autres briques ; des formations thématiques dans l’établissement ou par visioconférence (confiance en soi, écriture comme réalisation de soi, utilisation du numérique) et des ateliers avec des professionnels pour s’exprimer à l’oral et avoir un entretien ; des opportunités en plus (bourses, visites d’entreprises, sorties culturelles, offres de stages…).
Théoriquement, un jeune qui sort de Chemins d’avenirs se connait mieux, a plus confiance en lui, connait mieux les filières et les métiers, a un ou plusieurs rôles modèles pour le guider et pallier son manque de réseau personnel, a pu développer des compétences transversales qui vont le rendre plus à l’aise à l’oral et l’écrit, a des outils de candidatures propres et pourra s’appuyer beaucoup sur le numérique pour aller chercher des offres à distance et passer des entretiens en visio, aura pu avoir une bourse pour partir à l’étranger, pour passer son BAFA ou son permis de conduire, faire des stages, ou encore avoir accès à la culture au sein de son territoire. Cela va donner des informations concrètes, des codes au jeune pour être acteur de son parcours, un réseau au sens noble du terme avec des personnes et des ressources sur qui s’appuyer.
Le Covid a-t-il modifié la perception des milieux ruraux, par l’arrivée de familles de secteur urbain, notamment parisien ?
malgré les travaux d’élus locaux qui essaient de rendre leurs zones rurales attractives, les gens ne foncent pas vers la ruralité profonde avec des ados ou des enfants de 10-12 ans
Ce phénomène n’a pas modifié profondément le territoire. Il y a toujours des connexions internet aléatoires, des déserts médicaux ruraux mais la chanson était jolie pendant le Covid avec les médias qui racontaient que le confinement était agréable car tout le monde avait un jardin et retrouvait le goût de la nature. Il y avait déjà avant le Covid des Parisiens qui souhaitaient partir à la campagne – mais dans des zones très connectées !
Il faut faire attention avec les images d’Épinal de la ruralité.
En revanche, malgré les travaux d’élus locaux qui essaient de rendre leurs zones rurales attractives, les gens ne foncent pas vers la ruralité profonde avec des ados ou des enfants de 10-12 ans notamment dans l’Allier, les Vosges ou la Nièvre. Et lorsque cela se fait pour des questions légitimes de prix de l’immobilier, de qualité de vie et de l’air, d’espace, de liberté, comment faire pour limiter les conséquences sur le devenir des jeunes – à moins d’être dans une situation personnelle économique telle que, quel que soit le lieu de vie, ce ne sera pas un problème ? Il faut faire attention avec les images d’Épinal de la ruralité.
Quel avenir, quels objectifs pour Chemins d’avenirs ?
Notre objectif, c’est 25 000 jeunes pris en charge en 2025. C’est demain, c’est gérable, mais il faut identifier les bons leviers pour maximiser notre impact : plaidoyers, travail avec l’Éducation nationale, labellisation d’associations qui devront monter en puissance, numérique… Il faut toucher plus de jeunes dans les classes. Territoires éducatifs ruraux
On voudrait, à Chemins d’avenirs, être un laboratoire d’innovations sociales et territoriales
Notre action ne doit pas s’arrêter là tant que des dispositifs nationaux ne prendront pas la pleine mesure et ne mettrons pas les bons moyens pour ces jeunes dans la ruralité. Cela doit être une question au même titre que l’égalité femme-homme, la lutte contre les discriminations, la diversité. La diversité territoriale qui vise à prendre dans une grande entreprise parisienne un jeune qui vient de la ruralité, qui porte mal le costume, qui est diplômé d’une école de seconde zone, qui a un accent du Nord de la France, qui n’a pas les codes et qui entrainera un coût d’entrée pour l’entreprise n’est pas ancrée dans les têtes. On a travaillé cela dans les médias. Il n’y a pas une semaine sans reportage sur un agriculteur ou un métier en milieu rural. On voudrait, à Chemins d’avenirs, être un laboratoire d’innovations sociales et territoriales, ne plus faire de la masse mais plus de l’individuel. Mais pour cela, il faut que d’autres s’occupent de la masse. Territoires éducatifs ruraux