Comment être manageur, donc piloter, dans un service public dont les missions et l’organisation évoluent constamment ?
On ne saurait donner une réponse unique tant les situations professionnelles des manageurs publics sont diverses. D’ailleurs, il n’y a pas un statut de manageur public. Néanmoins, ces missions ne diffèrent pas de celles confiées au manageur privé. La principale différence tient à l’organisation hiérarchique de l’administration publique qui a tendance à diluer les centres de décisions.
Ce dossier, réalisé par Vincent Bernaud, Karima Boulhouchat, Adrien Ettwiller, Jean-Marc Grimont, Didier Locicero, Jean-Louis Lopez, Dominique Pasteur, Alexis Torchet, a pour objet de faire un état de la fonction managériale et de ses difficultés.
Pour bien comprendre...
- trois types de manageurs publics
- un métier impossible ?
- autonomie du manager, autonomie des équipes
- les emplois fonctionnels
- l'art difficile du management
- la CFDT et le rejet du syndicalisme catégoriel
Trois types de manageurs publics
LA DIRECTION GÉNÉRALE DE L’ADMINISTRATION DE LA FONCTION PUBLIQUE (DGAFP), qui assure depuis le 1er janvier 2017, la mission de direction des ressources humaines de l’État distingue trois types de manageurs publics : le manageur stratégique, le manageur intermédiaire (ou fonctionnel) et le manageur opérationnel (ou de proximité) [1].
«Le manageur stratégique est en relation étroite avec les autorités politiques et institutionnelles, qu’il assiste et conseille dans la définition et la mise en œuvre des politiques publiques. Il pilote une structure dont il définit la stratégie et les orientations, en fonction des objectifs qui lui ont été fixés. Il met en cohérence ses différentes composantes et gère l’ensemble de ses ressources ainsi que le dialogue social.» On reconnait ici les directions ministérielles et les recteurs, par exemple.
«Le manageur intermédiaire ou fonctionnel, sous la responsabilité d’un manageur stratégique, participe à la définition de la stratégie d’une structure et la décline sur un plan sectoriel ou territorial. Il dirige les services de son périmètre de compétence. Il conçoit, met en œuvre, contrôle et évalue les plans d’action en fonction des objectifs qui lui ont été assignés. Il encadre à cette fin une équipe de manageurs opérationnels.» Il s’agit ici aussi bien des personnels de direction des établissements publics locaux d’enseignement (EPLE), que des secrétaires généraux d’académie ou des directeurs généraux des services. On y retrouve aussi les corps d’inspection.
«Le manageur opérationnel ou de proximité, sous la responsabilité du manageur intermédiaire, assure l’encadrement de proximité d’un service et anime une équipe d’agents. Il pilote les processus administratifs et techniques pris en charge par cette équipe pour atteindre des objectifs opérationnels. Il organise, contrôle et évalue la réalisation et la qualité du travail de cette équipe. » C’est le type de management le plus fréquent et qui assure le service le plus proche du public, que ce soit l’adjoint gestionnaire d’EPLE, en passant par le chef de bureau de rectorat ou le chef de service en université. Dans nos ministères, ce sont les missions généralement dévolues aux attachés d’administration de l’État. Il est le plus proche du terrain et, à ce titre, est soumis à la double contrainte de satisfaire aux injonctions de la hiérarchie et de répondre aux demandes des agents et des usagers.
MANAGEUR DANS L’ÉDUCATION NATIONALE, UN MÉTIER IMPOSSIBLE ?
« Manager sans se renier », pour reprendre le titre du livre de Bouchet et Jarry-Lacombe [2], apparait comme un double dé dans l’administration. D’abord parce que l’Éducation nationale est une vieille institution façonnée par une tradition de fonctionnement hiérarchique et centralisé où la gouvernance se fait par circulaires descendantes et où, à chaque poste, correspond une fonction, règlementée, préalablement dé nie et peu susceptible de variations. Ensuite parce que le modèle du New Public Management qui a influencé l’administration française à partir des années 70 a négligé la place des cadres. Face aux injonctions contradictoires et à la multiplication des tâches administratives comment construire de la participation et de la coopération pour favoriser l’empowerment des agents ?
De même, le droit à l’innovation, s’il est souvent évoqué comme un des outils du management, se confronte à des organisations hiérarchiques encore très rigides.
S’il est vrai qu’on devient manageur en pratiquant, il est vrai aussi que manageur s’apprend. La conduite de projet, l’évaluation, l’accompagnement du changement sont des compétences qui s’acquièrent. Or, si ces méthodes sont abordées lors de la formation des cadres administratifs, dans les écoles de la fonction publique (IRA, ENA, ESENESR…), elles ne font pas toujours partie des formations d’adaptation au poste et encore moins de l’offre de formation continue – quand elle existe.
AUTONOMIE DU MANAGEUR, AUTONOMIE DES ÉQUIPES
Manager, c’est être autonome dans les choix que l’on fait, et pour la CFDT, c’est également rendre autonomes ses collaborateurs en leur garantissant les moyens de réussir et en leur faisant confiance.
L’autonomie du manageur doit lui permettre, pour s’acquitter de ces missions, de disposer de marges de manœuvre. Dans un contexte du service public évolutif, il lui appartient d’évaluer ses priorités, de les hiérarchiser et de les organiser dans le temps dans le souci d’atteindre les objectifs qui lui ont été fixés. Pour Jean-Marie Bergère [3], l’autonomie se construit. Elle fait advenir la puissance d’agir des individus en construisant des collectifs, en luttant contre le narcissisme et la mise en concurrence généralisée.
Le manageur CFDT favorise l’émancipation de ses collaborateurs, en favorisant l’acquisition de connaissances et de compétences. L’un des outils à sa disposition est l’entretien professionnel annuel. Bien sûr, il s’agit d’évaluer la valeur professionnelle d’un agent, mais il permet également de faire le point sur les acquis de l’expérience et de dresser les perspectives de carrière et de mobilité. Il comporte également un volet relatif à la formation, permettant l’acquisition de nouvelles compétences. C’est un moment formel d’échange entre l’agent et son supérieur direct. La mise en place du rendez-vous de carrière pour les enseignants devrait enfin permettre de reconnaitre celui-ci en tant qu’acteur de sa carrière.
LES EMPLOIS FONCTIONNELS
Aux ministères de l’Éducation nationale, et de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation, les emplois fonctionnels sont des postes de responsabilité. La nomination à ce type d’emploi induit un détachement du corps d’origine vers l’emploi et un reclassement à partir de la grille indiciaire spécifique à l’emploi.
Ce sont par exemple les emplois de directeur ou de directrice académique des services de l’Éducation nationale (Dasen), de secrétaire général d’académie, ou de directeur général ou directrice générale des services (dans une université) ou d’un établissement public administratif (EPA). Dans les établissements scolaires, certains agents comptables occupent des emplois d’administrateur de l’Éducation nationale, de l’enseignement supérieur et de la recherche (AENESR). Ces emplois sont ouverts à des personnels de catégorie A sous certaines conditions, qui dépendent évidemment de la nature des fonctions. Les principales missions relèvent de l’encadrement supérieur ou du pilotage, et une technicité pour la gestion des ressources humaines est attendue. Les contraintes de ces emplois sont la disponibilité et, surtout, la précarité : ce sont des fonctions à hautes responsabilités et très exposées auxquelles il peut être mis fin brutalement par l’employeur. Dans ces cas, l’agent réintègre son corps d’origine. La multiplication des emplois fonctionnels au sein de la fonction publique vient relativiser la notion de garantie de l’emploi et déroger au principe selon lequel le grade est distinct de l’emploi. Néanmoins, ces emplois permettent également des perspectives de carrière pour des personnels souhaitant prendre plus de responsabilités.
L’ART DIFFICILE DU MANAGEMENT
Alors que la fonction publique est structurée en statut et en corps, il n’y a pas de statut du manageur public. Il y a bien, par contre, des agents qui ont pour mission d’organiser et d’évaluer le travail d’une équipe.
Mais ce n’est pas toujours aussi clair, car si certains manageurs organisent et contrôlent l’activité du service, ils n’ont pas la responsabilité d’évaluer le travail des personnels. Pis, on peut retrouver aux mêmes postes des personnes de catégories différentes. Il arrive aussi que, pour les mêmes missions, les régimes indemnitaires diffèrent. Cela tient certes à la variété de statuts des agents mis en situation de management, mais également à la diversité des structures. En effet, l’autonomie des individus peut différer, mais celles des structures dans lesquelles ils exercent également, par exemple un centre d’information et d’orientation, une école ou un établissement public local d’enseignement. Les six pavés qui suivent font le tour de situations où des agents en charge de management sont mis en tension, entre manque de reconnaissance et travail empêché, qu’ils dépendent des ministères de l’Éducation nationale, de Jeunesse et Sports, de l’Enseignement agricole public ou de l’Enseignement supérieur et de la Recherche.
Pour aller plus loin :
- CPE et encadrement
- Le pilotage d’un établissement public d’enseignement :
interview de Marie-Ève Leroux-Langlois, proviseure de la cité scolaire Claude Monet à Paris
interview de Matthieu Gallou, président de l’Université de Bretagne Orientale (UBO)
Directeur de CIO : l’argent ne fait pas le bonheur
Les centres d’information et d’orientation (CIO) sont des services extérieurs des directions départementales de l’Éducation nationale. Ils n’ont pas de personnalité juridique, ce qui signifie une absence d’instance de gouvernance et de budget propre. Cette situation est préjudiciable à l’ensemble de l’équipe, mais tout particulièrement aux directeurs de CIO qui, pour mener à bien leurs missions, doivent parfois faire preuve d’imagination.
Ne pas avoir de personnalité juridique signifie que le CIO ne peut pas, en tant que structure, percevoir d’argent. Dès lors que le pro- gramme d’activité prévoit des actions qui nécessitent un partenariat financier – comme c’est le cas des forums d’information au niveau du collège et du lycée –, le CIO ne peut pas gérer le budget lié à l’action. Bon nombre de directeurs de CIO ont trouvé une parade en créant des associations type 1901 qui, en marge du CIO, peuvent percevoir de l’argent et engager directement des dépenses. Elles ont une existence officielle, mais leur fonctionnement est laissé à l’initiative de leurs membres : chefs d’établissement du bassin ou équipe du CIO. Mais, ce qui pose réellement problème, c’est que ces associations fonctionnent sans contrôle externe. Les autorités académiques ont choisi d’ignorer le problème et de laisser chaque directeur ou directrice trouver des solutions.
Ne pas avoir de personnalité juridique signifie également ne pas gérer de budget propre, notamment dans les CIO à budget d’État. Les directeurs de CIO n’ont donc pas de visibilité quant aux dépenses qu’ils sont en mesure d’engager. Ils passent commande aux services rectoraux qui indiquent si l’achat peut être fait ou non. On arrive parfois à des situations ubuesques où le CIO ayant besoin de renouveler ses tests d’intelligence (les fameux Wechsler Intelligence Scale for Children, ou WISC) se voit opposer un refus avant d’être doté en fin d’année de matériel de bureau dont il n’a pas réellement besoin. Nous pourrions également évoquer les mois de septembre à décembre au cours desquels personne ne sait si les frais de déplacement pourront être remboursés…
La CFDT et le rejet du syndicalisme catégoriel
En 1967, le manifeste fondateur de l’Union confédérale des cadres CFDT débutait en ces termes : « Une triple interrogation sollicite conjointement le syndicalisme et le monde des ingénieurs et des cadres. Le syndicalisme a-t-il encore un rôle à jouer et une fonction à remplir dans les sociétés industrielles et en quoi intéresse-t-il tous les salariés ? Les ingénieurs et les cadres doivent-ils affirmer leur existence en tant que groupe et sous quelle forme ? Peuvent-ils rester étrangers à l’action syndicale et sinon comment peuvent-ils s’y intégrer ? »
Ce questionnement, qui reste actuel, la CFDT Cadres y répond par un positionnement spécifique dans le paysage syndical : les cadres sont avant tout des salariés, et à ce titre, ils doivent être solidaires du reste du salariat pour défendre leur engagement professionnel. Un état d’esprit qui place hors jeu le syndicalisme catégoriel, voie depuis longtemps sans issue à ne surtout pas emprunter !
C’est avec cette orientation qu’en 2017 la CFDT a conforté sa première place dans l’encadrement des entreprises du secteur privé, avec 27 % des suffrages.
C’est aussi cette stratégie, particulièrement exceptionnelle dans notre champ professionnel que porte le Sgen-CFDT : ses cadres sont en e et adhérents à des syndicats généraux et académiques, contrairement à ceux des autres organisations qui sont regroupés dans des structures nationales et catégorielles.
Le Sgen-CFDT, dans le travail de syndicalisation des cadres, se donne ainsi pour objectif de permettre aux personnels encadrants de participer avec tous les autres à la conception d’un nouveau mode de gouvernance, fondé sur la coopération et la complémentarité, plutôt que sur l’affrontement de chacun des acteurs.
Lire l’interview de Jean-Claude Barboul, secrétaire général de la CFDT Cadres.
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[1] Voir le répertoire interministériel des métiers de l’État.
[2] Jean-Paul Bouchet et Bernard Jarry-Lacombe, Manager sans se renier, Les Éditions de l’Atelier et CFDT Cadres, 2015.
[3] Jean-Marie Bergère, philosophe de formation, est notamment consultant indépendant pour les politiques locales de développement économique et d’emploi. Il est l’auteur, avec Yves Chassard, de À quoi servent les cadres, Éditions Odile Jacob, 2013.